A la rédaction de cette note, je sors du congrès national de l’AFVAC à Lille. Trois journées toujours riches d’enseignement, de partage et de festivités (il faut bien le dire). C’est une occasion presque unique de pouvoir échanger avec ses anciens camarades d’école, les laboratoires, les confrères de tous bords et même l’ordre ou les syndicats dans une atmosphère détendue. C’est lors du module panprofessionnel que je co-animais, et portant sur les relations intergénérationnelles au sein de la profession, que certains intervenants en sont venus à glisser la notion de généraliste et de spécialiste en suggérant que la spécialisation pourrait être à l’origine de certains maux (notamment du manque de vétérinaires). Pour information, en 2022, l’ordre recensait 364 spécialistes contre 918 inspecteurs de la santé vétérinaire, soit 2,5 fois plus. Pour autant il ne nous vient pas à l’idée d’incriminer nos confrères inspecteurs de détourner des vocations dans la pratique généraliste ! Donc pourquoi tant de reproches envers les spécialistes ?
La réponse censée et raisonnable que j’ai pu trouver à cette question, à entendre de tels propos de manière récurrente, ne serait-elle pas la profonde méconnaissance de nos activités réciproques (celle des spécialistes par certains généralistes et probablement que la réciproque est vraie dans certains cas). De cette méconnaissance nait la méfiance et de cette méfiance nait la mise en opposition des généralistes versus les spécialistes. Ceci a-t-il lieu d’être ? Cela correspond-il à une quelconque réalité ? Essayons d’y voir plus clair.
Nous le savons, notre diplôme vétérinaire est riche des domaines nombreux et variés auxquels ils nous donnent accès ; et cela à plusieurs niveaux. En pratique d’abord puisque grâce à mon diplôme je peux tout aussi bien faire une ordonnance pour traiter une affection médicale, enchainer par une chirurgie et faire mes propres radiographies par la suite puis partir faire une visite sanitaire d’élevage. Mais la richesse de notre diplôme ne s’illustre pas qu’en pratique. Avec ce même diplôme j’aurais très bien pu être vétérinaire des laboratoires publics d’analyses, vétérinaire des armées, ou bien vétérinaire inspecteurs de la santé publique. Et rien ne m’empêche de valoriser ce même diplôme pour faire de la politique ou tout autre carrière : nous connaissons tous le destin de vétérinaires partis vers d’autres horizons que notre chère pratique. Pour autant, il ne nous vient pas à l’idée de mettre en antinomie les vétérinaires praticiens avec les vétérinaires de laboratoire, les vétérinaires inspecteurs avec les vétérinaires de l’armée,…. Pourquoi donc faut-il que, systématiquement, les vétérinaires généralistes se voient opposés aux vétérinaires spécialistes ? Ne peut-on pas considérer que la spécialisation est tout simplement l’une des richesses supplémentaires de notre diplôme et que c’est un « nouveau » (cf histoire ci-dessous) pan de notre profession. Nous avons le droit de choisir de travailler dans l’armée, dans l’inspection, en pratique généraliste, en pratique spécialiste,… c’est nos choix. Respectons-les.
Un peu d’histoire : par décret du 7 décembre 1992 du Premier Ministre, cosigné par les ministres chargés de l’agriculture et de l’éducation nationale, était créée en France la spécialisation vétérinaire. A partir de cette date, seuls les diplômes d’études spécialisées vétérinaires (DESV) permettaient de se prévaloir du titre de vétérinaire spécialiste en France. Parallèlement, au niveau européen, l’Association Européenne de la Spécialisation Vétérinaire (EAVS) est fondée dès 1990 dans le cadre du programme européen Comett (86/365/EEC). Un an plus tard, les quelques collèges existants (dermatologie, médecine, ophtalmologie, imagerie et chirurgie) tissent des liens qui aboutiront en Mai 1993 à la création du Board Européen de la Spécialisation Vétérinaire (EBVS), organisme coordonnant la spécialisation vétérinaire en Europe. Les premiers spécialistes vétérinaires, diplômés des collèges, sont donc reconnus en Europe dès le début des années 90. Malheureusement, la législation française ne permet pas au titulaire d’un diplôme du collège européen de se prévaloir du titre de spécialiste sur le territoire français. Alors que l’Europe s’impose dans beaucoup de domaines politiques, sociaux et économiques, les diplômés s’entendent dire qu’il est outrecuidant de se prévaloir d’un diplôme européen ! C’est donc logiquement qu’en 1999 plusieurs boardés, sous l’impulsion du Dr Didier Noël Carlotti, décident la création en 2000 d’un syndicat (Syndicats des diplômés de collèges européens devenu SpéVet intégrant les DESV en 2018) ayant pour but d’expliquer et de valoriser les spécialisations et le diplôme européen au niveau national. Il faudra encore quelques années (2008) avant que le CNO reconnaisse le diplôme européen sur le territoire français et accorde ainsi à leurs détenteurs le statut de spécialiste en France. Aujourd’hui, les spécialistes français sont donc soit titulaire du DESV soit du collège européen. Le système français laisse peu à peu la place au système européen de sorte qu’aujourd’hui 80% des diplômés le sont au niveau européen et seulement 20% sont titulaires du DESV ; notamment du fait du DESV d’anatomopathologie, très actif en France.
Si l’on s’en tient à cette chronologie il est normal qu’une majorité des vétérinaires en exercice ne connaissent pas les spécialistes. En effet, cette voie de la spécialisation commençait à se développer encore doucement dans les années 2000. Cela signifie que les vétérinaires sortis avant cette période-là et donc aujourd’hui âgé de 45 ans et plus n’ont jamais entendu parler de spécialisation durant leur formation. Nous sommes ici en train de parler de la moitié des vétérinaires actifs selon le recensement du CNO de 2022. Ceci explique sûrement la méconnaissance de notre voie et il est à espérer que les générations plus récentes aient à connaître ce parcours durant leur étude et donc le choix de s’y engager ou pas.
Pour continuer à parler de démographie, il est intéressant de se tourner vers la médecine humaine, sur les 229 000 médecins (généralistes et spécialistes) que comptait la France au 1er janvier 2022, 55% sont des spécialistes et ce rapport de 45-55 en faveur des spécialistes est un peu près une constante ces 5 dernières années. Je n’essaye pas ici de comparer l’incomparable mais de passer d’un ratio spécialistes/généralistes de 1 :1 (simplifions un peu) en humaine à 19/1000 en vétérinaire en France interroge néanmoins. Que l’on se rassure, avec ce ratio nous restons néanmoins au-dessus de la moyenne européenne (16,1 spécialistes pour 1000 vétérinaires) mais l’on notera que ce rapport est double pour l’Autriche, plus du double pour les Pays-Bas et la suède et même triple au Royaume-Uni.
Je finirai cette note par un peu de sémantique pour répondre à ceux de mes collègues généralistes qui s’offusquent de ce terme dans leur « lutte » contre les spécialistes et préférant se faire nommer vétérinaire tout simplement plutôt que vétérinaire généraliste. Définition de généraliste d’après le Larousse : Omnipraticien. Tout est dit. Le terme de généraliste n’a rien de réducteur, bien au contraire. Il ne prend une connotation négative que dans la pensée des personnes qui se croient, au-delà d’être omnipraticiennes, omniscientes. Heureusement que la majorité des vétérinaires sont fiers d’être généralistes. C’est un art d’être généraliste et ce n’est pas plus facile ou plus compliqué que d’être spécialiste : c’est différent. Il n’y a pas d’échelle de valeur ou de hiérarchie quand on emploie les termes de spécialistes ou de généralistes. D’ailleurs, la médecine humaine ne s’y trompe plus puisque la « médecine générale » est une discipline à part entière, « une spécialité ».
Pour conclure, n’oublions pas que la finalité est d’apporter les meilleurs soins possibles aux animaux. La somme des connaissances scientifiques vétérinaires étant devenue, incommensurable et en constante expansion, il faut, avec un minimum d’humilité, reconnaitre qu’il n’est plus possible de maitriser en profondeur tous les pans de notre profession. Ceci n’est pas un constat défaitiste, c’est une réalité qu’il faut embrasser le plus vite possible dans sa carrière afin de réaliser qu’il est indispensable de travailler à plusieurs, main dans la main, et ce quel que soit son degré de compétence. C’est donc la complémentarité de nos activités qui devrait être mis en avant et portée fièrement comme une force de notre profession, plutôt qu’une vaine opposition qui n’a de fondement ni sur le fond ni sur la forme.
Parce qu’au final, qu’est-ce qu’un spécialiste si ce n’est un incompétent dans tous les domaines… excepté le sien !
Sébastien Etchepareborde
Président de SpéVet